EXTRAIT
De la mer, jaillit la tempête
Extrait : premier chapitre

La lumière du jour faiblissait. Lacydon leva les yeux au ciel et grimaça. Des nuages noirs qui s’amoncelaient au-dessus de sa tête annonçaient la pluie. De moins bonne humeur, Lacydon aurait sans doute maugréé un peu, mais il se trouvait près de sa ville natale, et il se réjouissait de revoir les siens après une si longue absence.  

Il pouvait encore rejoindre le chemin principal à présent très obscur. Cependant, couper par le bois lui éviterait des détours. Son objectif : atteindre Marseille coûte que coûte avant l’orage. Maître Dubois avait dû être prévenu de son retour par un messager envoyé par Maître Sylve chez qui il avait effectué son apprentissage. Toutefois, il n’avait pas averti son père. Heureusement ! Firmin aurait risqué de s’inquiéter de le savoir dehors dans la nuit par mauvais temps. Cette idée lui pesait d’autant plus qu’il ne désirait pas causer une angoisse et une déception à cet homme qu’il aimait et qu’il admirait pour l’avoir élevé sans le soutien de personne, sa mère étant morte lorsqu’il avait cinq ans. Il avait dû faire preuve d’une grande abnégation pour se séparer de son fils afin de lui permettre d’entreprendre la carrière que Maître Dubois lui offrait !  

Maître Dubois, bourgeois providentiel ! Lacydon se rendait compte de la chance qui le poursuivait depuis sa naissance. Comme un grand nombre de ses semblables, il aurait pu être dans la misère, mais pour lui, tout s’enchaînait favorablement. Depuis qu’il était en âge de comprendre, il avait remarqué les nombreuses visites de ce grand propriétaire terrien dans sa misérable chaumière et, il en convenait, le Maître les soulageait beaucoup, matériellement. D’ailleurs, s’il était charpentier, ce qui lui assurait une condition honorable, n’était-ce pas grâce à lui ? Maître Dubois lui avait enseigné l’écriture, la lecture et les rudiments du métier. Le brave homme avait même fait des démarches pour que lui, le fils de son intendant, soit reçu aspirant compagnon ! La cérémonie d’adoption : un moment très éprouvant mais ô combien enrichissant ! C’était ce jour-là qu’il avait perdu son nom, Justin, et gagné celui qu’il portait à présent : Lacydon. Il avait dû s’y habituer à celui-là, Lacydon, comme le port de Marseille ! Puis, après avoir travaillé, pendant trois ans, à divers endroits à travers la France, Maître Dubois lui avait trouvé une place à Lyon. Pour quelles raisons, toutes ces largesses ?  

Lacydon songea à ce que lui avait dit Firmin. À la mort de sa femme, Maître Dubois avait demandé à sa mère, Marinette, de nourrir au sein son fils Pierre, en même temps que lui. Plus tard, Maître Dubois avait tenu à ce qu’ils bénéficient de la même nourrice. Ils grandirent donc tels des frères inséparables. Maître Dubois ne contraria pas leur amitié. Il la favorisa. L’enfant du Maître jouant, se bagarrant, chahutant les filles avec le fils du métayer aurait dû surprendre nobles et bourgeois qui dédaignaient et rejetaient en bloc la classe des manants. Mais non ! Le propriétaire du Domaine semblait s’en satisfaire et personne parmi ses amis ne s’en offusquait.  
Une pensée lui échappa. Sa mère aurait-elle été sa maîtresse ? Difficile à accepter ! Cette femme que son père lui avait tant de fois dépeinte modeste dans toutes ses manières et menant presque une vie de religieuse, il ne l’imaginait pas en train de faire l’amour. L’amour sans plaisir, sans désir, simplement parce que le Maître le lui commandait. Quant à cet homme réputé pour sa bonté, sans prétention, sans affectation, il n’aurait pu l’obliger à commettre un acte de cette sorte. Alors pourquoi ? Désirant mettre un terme à des réflexions qu’il jugeait malsaines, il choisit la solution la plus plausible. Sa mère s’était occupée de Pierre dans un moment pénible et Maître Dubois lui en avait été reconnaissant.  

Un coup de tonnerre éclata. Lacydon pesta contre le temps, prit un raccourci à travers les broussailles. La pluie ne tombait pas encore et l’aspirant compagnon connaissait un bûcheron qui habitait non loin de là. Il décida de s’abriter dans sa cabane.  
Son regard accrocha soudain un détail. À une centaine de toises, de l’autre côté du sentier, là où il bordait le chemin principal, route de passage pour de nombreux voiturages, deux hommes se cachaient dans les branches d’un pin. Lacydon imagina facilement ce qu’ils projetaient. Inquiet, il tendit l’oreille, essaya de deviner de quel côté arriveraient les futures victimes. Rien ne venait troubler le bourdonnement habituel de la forêt. Il était peut-être trop tôt.  
Il décida de surveiller à distance les bandits, prêt à s’interposer pour défendre les malheureux. Pour l’heure, il entreprit de les examiner attentivement. Guettaient-ils une diligence ? Y avait-il à l’intérieur des personnages éminents contre lesquels ils complotaient ? Ou n’étaient-ce que des malfrats de grand chemin qui détroussaient les bourgeois en voyage ? Il détailla les alentours, ne distingua personne, revint sur les brigands.  

Le plus visible était un homme de forte corpulence, brun comme  un méditerranéen,  avec  un  visage de coupe-jarret. Si les apparences étaient souvent trompeuses, celui-là avait bien la tête de l’emploi ! Quant au second, Lacydon le voyait mal. Apparemment moins robuste et plus jeune que l’autre. En tout cas, il portait une arme, une sorte de serpe. Lacydon serra un peu plus la canne qu’il avait construite lors de son adoption. Sur son pommeau, était inscrit, dans un cercle extérieur, son nom d’aspirant compagnon, Lacydon. Dans un cercle intérieur, s’entrecroisaient, entre une feuille de chêne et une feuille de laurier, le compas, l’équerre et la besaiguë, les outils du charpentier. Mais le plus utile pour défendre les voyageurs, c’était son extrémité effilée, semblable à une lame de poignard, avec laquelle il pourrait effrayer, voire combattre.  
Pour l’heure, Lacydon ne s’en était servi que pour tailler du bois, avec difficulté certes, car ce n’était pas sa destination première. Quand il fallait marcher de longs jours dans la forêt, un feu de broussailles et de basses branches devenait vital. En plein hiver, la nuit risquait de vous tuer un homme ! Pour le reste, le voyage-aller à Lyon s’était effectué sans encombre et, jusqu’à présent, le retour se déroulait de la même façon.  

Soudain, le cœur de Lacydon battit plus fort. Il venait d’entendre la voiture.  
Il écouta plus attentivement. Derrière lui, un bruit d’attelage. Les voyageurs se dirigeaient vers la ville. Lacydon ne distinguait rien, cependant il percevait : une charrette, deux chevaux. Silencieusement, il marcha vers les bandits.  

Une crainte le tenaillait. Que se passerait-il ? Étaient-ce seulement des voleurs qui dépouillaient les convois pour se nourrir ? Ou avait-il en face de lui, de vrais malfrats prêts à massacrer de pauvres gens ? Lacydon frémit. Comment interviendrait-il ? Il eut un instant l’idée de rebrousser chemin, de s’élancer à la rencontre des voyageurs, de les avertir du danger, mais il n’était plus temps. À travers le bois de pins, des formes remuaient. Son instinct lui souffla que sa présence serait d’une plus grande utilité lorsque les deux hommes attaqueraient.  
La voiture apparut au détour de la route. Une petite charrette en réalité. Un cocher à l’allure joviale conduisait deux chevaux et un gros moine était assis entre une pile de malles.  
Les voleurs les aperçurent, eux aussi. L’homme à la peau basanée glissa promptement de son arbre et avança vers eux. Il paraissait calme, ce qui trompa le cocher qui crut voir un pèlerin fatigué d’avoir trop marché.  

– Mon frère, nous nous rendons à Marseille, lui cria-t-il en mettant ses chevaux au pas. Si tu souhaites te reposer, monte près de moi.  
Le bandit en profita pour saisir la bride de l’une des bêtes. De l’autre main, il menaça le cocher avec une dague :  
– Descends ! ordonna-t-il.  
Le cocher obéit. Il sauta de la voiture. Le bandit le fouilla. Son complice le rejoignit et s’occupa du voyageur. De loin, Lacydon observait la scène. Il sentait le plus jeune moins confiant. Quand il tentait d’effrayer le moine, sa main tremblait un peu :  
– Vite, donne-moi ta bourse.  
Lacydon perçut sa voix mal assurée. Le moine le remarqua aussi, mais il n’eut pas la réaction appropriée.  
– Ah ! ça non ! Je suis le…  
Le voleur haussa le ton. Il ne s’attendait pas à une résistance !  
– Donne-moi ta bourse !  
Le moine s’obstina.  
– Il n’en est pas question ! Je suis...  
Lacydon redoutait que la situation ne s’envenimât.  
– Je me moque de qui tu peux bien être ! intervint le gros homme à la peau basanée. Descends de la charrette ! À terre, vite, vite !  
Le moine ne bougea pas. Le bandit l’attrapa par sa soutane.  
– Descends, descends, je te dis !  
Le religieux se débattit.  
– Bas les pattes !  

Lacydon, qui s’était rapproché tout doucement, trépignait sur place. Le moine ne se rendait-il pas compte qu’il irritait ses assaillants ! Et le cocher commençait à montrer des signes d’impatience.  
Sans plus réfléchir, l’apprenti charpentier dévala la butte et, tel un boulet, se jeta au milieu des deux complices.  

Son arrivée soudaine déstabilisa les bandits. Son allure plus que sa canne pointue les surprit. Ils avaient devant eux un homme furieux mais original. Un chapeau à larges bords comme ils n’en avaient jamais vu le coiffait, une sorte d’écharpe toute fleurie et ornée de nombreux dessins décorait son habit, et il essayait de les effrayer avec une petite canne ajourée qu’il brandissait d’une main. Un poignard passa très près de Lacydon et retomba au sol à ses côtés. Celui du jeune nerveux. À présent, il était désarmé.  

Lacydon ramassa l’arme et le tint en respect avec sa canne. Le cocher ne demanda pas son reste. Lançant à terre les affaires du moine, il s’enfuit avec la charrette. Le bandit à la peau basanée s’y accrocha.  
– Canailles, s’écria le religieux en les poursuivant, si je vous retrouve, il vous en cuira !  
Le jeune était tout pâle. Lacydon pensait à ce qu’il adviendrait de ce drôle si la justice l’arrêtait.  
– Laissez-moi partir, supplia le captif.  
Lacydon réfléchit un moment. Il ne pouvait tout de même pas s’arroger le droit de condamner quelqu’un ! Si Maître Dubois ne l’avait pas autant aidé, qui sait s’il n’aurait pas mal tourné lui aussi, tourmenté par la famine… Lacydon baissa sa canne. Le jeune s’échappa dans les bois.  
 
Le religieux revint à pas lents. Vu de plus près, il devenait évident qu’il ne s’agissait pas d’un simple moine. Sa mine altière, sa démarche hautaine ne pouvaient appartenir qu’à un ecclésiastique du Haut Clergé. Pourquoi était-il vêtu si simplement ?  
– Vous l’avez laissé s’en aller ! rugit le moine. Vous…  
– Mon Père, interrompit Lacydon, un de mes amis possède une cabane non loin d’ici. Le mieux serait de nous y rendre avant la nuit.  

C’était plus raisonnable. Le religieux, heureux au fond de trouver un abri, n’insista pas. D’ailleurs, un coup de tonnerre accompagné d’un éclair appuya la proposition de Lacydon. Convaincu, le moine rassembla ses affaires et suivit l’aspirant compagnon sans prononcer un mot. Mais il peinait sous le poids de ses malles. Lacydon eut pitié de lui et en chargea une sur son dos.  
Ils approchaient de la cabane quand une silhouette sombre émergea des buissons. La lumière du jour baissait et voilait son visage qu’un capuchon noir obscurcissait. Pourtant, Lacydon le reconnut. Et lui reconnut Lacydon. Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre sous le regard froid du religieux qui se tint à l’écart.  

– Justin ! Tu es de retour ! Ton père va être content !  
– Bonjour, mon ami. Maintenant, j’ai un nouveau nom. Appelle-moi Lacydon.  
– Va pour Lacydon ! Ça fait si longtemps !  
– Pas tant que ça ! Cinq ans, ce n’est pas long dans la vie d’un homme !  
– Tu dis cela parce que tu es jeune, toi. Regarde-moi. Les années labourent mes traits comme une charrue, la terre. Ne nous attard…  
Robin aperçut l’ecclésiastique. L’inquiétude se lut dans ses yeux.  
– C’est… c’est ton ami ? bredouilla-t-il.  
Le religieux s’avança et le renseigna :  
– À nous deux, nous avons maîtrisé des hérétiques qui tentaient de me dépouiller. Mais ces canailles se sont enfuies…  
Il leva les bras au ciel.  
– Avec mon cocher !  

Un éclair balaya la forêt. Aussitôt, le tonnerre éclata et la pluie se mit à tomber.  
– Suivez-moi ! hurla Robin en se signant discrètement.  
Et tous les trois se précipitèrent vers la maison du bûcheron.